Débriefing

Mon "débrieging" remis à mon retour au Centre Médical des Armées de Rennes.

 

À l’attention de l’équipe du CMA,

Pour répondre sommairement à ta question Marie, je suis rentré le 29 juillet et la mission s’est parfaitement bien déroulée.

Maintenant, un peu comme un devoir - alors qu’il s’agit avant tout d’un plaisir -, je vais m’autoriser cette liberté de partager quelques sensations et impressions ressenties lors de cette toute première mission. Il y a tant à dire et je ne sais trop par où commencer. Peut-être par le début... ?!

Lourdement chargé de mon sac et malgré une nuit pendant laquelle mon sommeil vagabondait en s’efforçant d’épouser alternativement le sol et les sièges de l’aéroport, je garde néanmoins un bon souvenir de mon départ. Après, le temps passé dans l’avion est inévitablement long et l’adjectif « trop » s’y ajoute systématiquement sur la fin.

Une fois arrivé à destination, Djibouti conserve la fâcheuse habitude de vous accueillir d’une chaleur bien plus asphyxiante qu’étouffante. Il faudra donc s’y habituer mais le temps de s’acclimater exigera trois bonnes semaines. Pour éviter une tout autre image, peu glamour, j’ajouterai plutôt qu’en l’absence de tout effort mes glandes sudoripares n’ont jamais autant fonctionné.
À peine installé dans le quatre-quatre me conduisant à mon logement, je suis informé de la tension qui plane au-dessus de la ville. On parle d’un attentat commis dans un restaurant situé à environ un kilomètre de l’hôpital dans lequel je m’apprête à travailler. Le drame date de seulement une semaine et plusieurs hommes ont succombé à l’explosion. La réglementation dicte les règles de conduite et l’interdiction de circuler dans certains quartiers est signalée. Un couvre-feu se doit aussi d’être respecté. Le dernier attentat remontait à trente ans.

Les semaines passeront et le visage de trois hommes impliqués dans l’attentat circulera dans les services. Sont-ils djiboutiens ? Éthiopiens peut-être ? Certaines et certains s’appuient sur les traits de leur visage pour émettre quelques hypothèses. En guise d’anecdote, l’un d’entre eux se serait manifesté à l’hôpital et aurait été reconnu un peu avant mon retour. Je n’en sais pas plus... Pardon ? Comment ça ! Non pas qu’il y ait une raison particulière ou personnelle à vouloir éviter toute forme de coopération mais comprenez que je ne sais rien de plus ! Inutile alors de m’envoyer une brigade d’intervention quand, en l’absence de toute explication, elle seule parviendrait miraculeusement à m’impliquer dans cet acte terroriste. À vous écouter c’est tout juste si je ne suis pas déjà leur chef ! De plus, face à la torture, je n’ai jamais compris comment un seuil pouvait être associé à la douleur. Pourriez-vous m’l’expliquer ?  Bref. Plus sérieusement...


P1040896D’un point de vue professionnel, j’ai inévitablement appris beaucoup. J’ai donc commencé par exercer dans le service de médecine de l’hôpital militaire de Bouffard, situé à quelques centaines de mètres du centre-ville de Djibouti. Quelques semaines plus tard le service de médecine et de chirurgie fusionnaient. C’est alors que de nouveaux motifs d’hospitalisations se révélaient eux aussi très enrichissants mais toujours aussi durs lorsque des enfants, parfois très jeunes, souffraient de pathologies rares. Un peu comme si la rareté de certaines maladies était une promesse à leur incurabilité. Je pense alors à Abdallah. Un enfant âgé de cinq ans, un « enfant de la lune ». Cette pathologie exclut toute exposition au soleil. Ses venues régulières dans le service engageaient la dimension palliative du soin. L’infection s’était attaquée à son œil avant que celui-ci ne finisse par nécroser. La réfection des pansements situés autour de sa tête nécessitait à chaque fois une nouvelle intervention chirurgicale.

P1040895Et puis, il y a également ces cas d’envenimation au cours desquels la non-administration volontaire du sérum permettait certaines études sur les différents facteurs de coagulation. Je n’oublie pas non plus ces plaies par balle, des suspicions de tuberculose, la maxillaire inférieure d’une adolescente fracturée par l’un de ses frères quand celui-ci la surprend avec un verre de lait en période de ramadan. Il y a également le jeune Moussa ou cet enfant chez qui le sourire semble n’avoir jamais quitté son visage. Son tibia s'équipe d’un fixateur externe mais des problèmes de cicatrisation se localisent autour des fiches de celui-ci. Une myriade d’accidents de la voie publique s’explique aussi par la liberté de conduire sans casque, par l’implantation récente de feux de signalisations occasionnellement respectés ou, plus simplement, par des règles de priorités « locales ». Enfin, des déséquilibres de diabète révèlent la maladie tandis que d’autres se compliquent d’un coma.

Au commencement il y eut ces périodes de sécheresse mais celles qui furent arides auraient eu l’effet d’un tissu gorgé d’eau passé sur mon front après avoir rencontré Djibouti. Les déplacements à pied restaient possibles à certaines heures de la journée mais si, sous de telles conditions climatiques, j’avais à l’avenir le désir de parcourir de longues distances je les réaliserai avec davantage de prudence et donc de nuit. Je me souviens que me déplacer la journée à certaines heures interpellait quelques locaux. Un sourire s’échangeait fréquemment quand il ne s’agissait pas d’un pouce levé derrière lequel je me plaisais à y voir une marque de sympathie ou d’encouragement.

À l’approche du centre-ville, l’insalubrité m’éloigne des rues goudronnées et quotidiennement entretenues de France. Des cartons et des bouteilles en plastique jonchent les rues. Quelques hommes s’étendent et s’abritent du soleil. D’autres mâchent des feuilles de khat, la drogue locale. Sa légalisation s’est votée dans le seul but de contrôler la population. L’objectif vise à la plonger insidieusement dans une passivité nonchalante impropre à toute révolte. Cette réalité permanente s’étend sur de nombreuses échoppes tenues quasi exclusivement par des femmes. Je me souviens d’ailleurs de ce Djiboutien peu fortuné qui s’empressa d’acheter de nouvelles branches au moyen des quelques francs djiboutiens tout juste gagnés sur la générosité d’un collègue. Dans une telle misère, la plupart des hommes et des femmes ne se projettent pas dans l’avenir et préfèrent vivre au jour le jour en choisissant pour mode de vie l’insouciance, sa légèreté et l’acceptation des conséquences qu’elle implique parfois.

Aux abords des rues, on est immédiatement puis continuellement abordé par plusieurs commerçants. Des prix inappropriés à la population locale, mais adaptés aux voyageurs, se pratiquent crapuleusement. Et savoir négocier devient un talent qui s’affute dans le temps et la pratique. Aussi, dans ce type de relation la difficulté rencontrée s’attache à la sincérité. Il n’est pas toujours simple de différencier la sincère et naturelle sympathie d’une personne de celle intéressée. Dans de tels cas, la rencontre et la beauté de l’instant qu’on aurait voulu retenir se froissent et déçoivent. Mais dans une telle précarité et si l’économie de la ville repose principalement sur les dépenses des expatriés alors plumer le moins averti et le plus aisé évolue et devient naturellement un sport ouvert à la malice, à l’escroquerie.

 00 0518Et puis il y a ce troublant contraste. Pas l’un de ceux qui vous saisissent, plutôt de ceux qui pincent. Une pauvreté panoramique dans laquelle, pourtant, une ribambelle d’enfants accourt et vous renverse d’une joie éclatante de vie ; à la fois présente dans le regard, dans le sourire mais également perceptible dans la résonnance de leurs rires. Cette joie est contagieuse mais simultanément elle renverse – et donc dérange - l’humeur que vous portiez à ce que vous considériez avant comme important. Le discours de l’homme matérialiste parti à la rencontre de celui qui en est désintéressé et qui, par-dessus tout, ne s’en sent aucunement privé est connu de tous. Mais l’avoir observé, plutôt que d’en avoir seulement conscience, permet pourtant de mieux le comprendre.

 

 00 0534

Bien sûr je mentirai si je ne parlais pas de ces nombreux jeunes enfants qui mendient et réclament une pièce. Ils nous saisissent la main, nous suivent sur plusieurs mètres et cherchent à nous attendrir par l’idée qu’ils seraient un peu comme nos enfants. Quelques images me reviennent d'ailleurs. Depuis la fenêtre d’un taxi, dans la lente négociation d’un virage, ma curiosité se dirige sur cet enfant malheureusement vêtu, en larmes, qui frappe à plusieurs reprises contre la porte derrière laquelle des parents interpellés semblent trop occupés. Et puis il y a ces deux copains d’une huitaine d’années qui croisent l’inconnu et sourient amicalement après avoir retiré in extrémiste la main sur laquelle j’avais à claquer. Il y a manifestement de la bonne humeur et de la vie. Pourtant, sur les heures de midi, et jusqu’en fin d’après-midi, les rues sont désertes. La ville s’animera qu’en soirée et reprendra pleinement vie qu’au cours de sa nuit.

Il y a ces anecdotes que certains préfèreront garder pour eux. Il y a également ceux qui malgré tout les partagent. Je suis de ceux qui partagent l’une de ces anecdotes. Je repense alors à ce camarade et à son visage déjà trop enthousiasmé quand il comprend que je m’apprête à lui confier une anecdote personnelle, fatalement dénué de toute bravoure. Je souris et déjà quelques rires trahissent l’imminence d’un prochain fou rire ce qui, par le fait, l’impatiente et le réjouit davantage. Mais pour éviter cet éventuel fou rire solitaire par lequel s’échappent des mots – sensés permettre à un camarade d’y comprendre quelque chose – je devais avant tout le contenir, lutter ou ne lui laisser que la possibilité de sourire afin d’articuler sans spasme et discontinuité mon expérience. Pour reprendre les faits, certains camarades, dont lui, parlaient depuis un moment des enfants et de la manière avec laquelle ils les attendrissaient – et venant l’instant redouté où mon avis semblait vouloir être recueilli – il n’était pas évident d’avouer, sans qu’ils ne reconstituent la scène, que les enfants que j’ai pu rencontrés aient préféré me jeter des pierres.... Une violence comparable à celle projetée contre un pestiférer. Une atteinte à ma gentillesse. Sans même me connaître, leur seul objectif visait à me blesser. Aussi, je m’épargne la description tactique de ma fuite mon repli. Effectivement, je n’avais pas d’argent sur moi. Pour autant, méritai-je autant de haine ? Ce camarade m’avouera plus tard que ce même ennemi l’identifiera également comme une cible.

P1050254Plus sérieusement, je me souviens également de magnifiques tableaux naturels. L’un des plus beaux effets se situe à la forêt du Day, une fois perché aux abords de la montagne. Les pieds à quelques mètres du vide, les perspectives s’étirent dans leur verticalité et s’ouvrent sur un paysage spectaculaire qui – plus vrai une fois seul et aux aurores – soulève le cœur de vertigineuses sensations de liberté. L’horizon se voile progressivement dans une teinte empruntée à la poussière et au sable. Il devient alors magique et nostalgique de se remémorer ces moments, déjà vécus par le passé, dans lesquels on cherche à user de l’ensemble de ses sens afin de recueillir de l’instant ses plus saisissantes « beautés ». L’addition est ici élevée et ce n’est pas sans me déplaire. Les muscles de la Terre se figent  dans l’immensité du désert. Des couleurs brunes déteignent dans l’atmosphère. L’ensemble avertit le spectateur de l’hostilité environnante. Il fait aussi agréablement frais à cette hauteur. Plusieurs rapaces empruntent des déplacements circulaires au milieu de ce grand nulle part. Paradoxalement, la douceur est présente et se répand à travers les teintes pastel et matinales du ciel. Il fait bon. Je me sens en vie, libre et animé d’une force ou d’un élan qui, si je n’étais pas retenu par mes obligations, me propulserait par delà l’horizon.

En silence, dans des décors si reculés et si anciens, le lent décompte du temps suspendu au-dessus de ces paysages oppose ses millénaires à l’espérance de vie d’un homme ; à mon temps sur cette Terre. C’est pourquoi, s’il s’agit d’une fenêtre dirigée sur une des immensités du monde alors elle me rappelle à quel point la curiosité d’un homme ne peut se contenter des réponses obtenues depuis une lucarne. La vie et son sens interrogent la manière avec laquelle la société nous conditionne. La désinsertion est-elle possible.

J’aimerai poursuivre et partager davantage mais il arrive un moment où je dois aussi m’arrêter.

Pour finir, je garde de mon passage à Djibouti une expérience professionnelle incroyable. Si j’avais à y retourner, j’accepterai avec un immense plaisir. Mais, à dire vrai, l’enrichissement se situe davantage au contact de sa population et des questions qu’elle soulève sur le monde d’aujourd’hui ; et bien plus encore.

À défaut de place et d’une idée qui aurait profité à l’ensemble de l’équipe du CMA, je n’ai pas pu vous rapporter un petit souvenir. J’en suis désolé. J’espère néanmoins que ce petit retour d’expérience aura rencontré, dans sa lecture, un plaisir équivalent à celui qui m’a accompagné tout au long de sa rédaction.

À bientôt.