Guyane

GUYANE– RETOUR D’EXPERIENCE
Mai –Juillet 2015
ICNr MULOT Grégory

 

P1060527Bienvenue en Guyane.


L’énergie déployée n’a jamais été aussi intense. Nous progressons lentement dans l’immensité d’une forêt dans laquelle la biodiversité s’est méticuleusement adaptée à la survie. Néanmoins, je me plais à penser qu’elle s’est, d’une manière inexplicable, soustraite à la vue de l’Homme en vue de s’armer et d’armer toute la vie qu’elle abrite - de façon à repousser ou ralentir nos futurs et cupides assauts. L’homme n’y a pas sa place. Nous nous sommes éloignés et imaginer pouvoir la traverser sans perte est illusoire. Prochainement, je m’attends à des blessés.


Dans leur sourire, j’observe l’insouciance liée à la jeunesse de certains soldats. Le sentiment inhérent d’être immortel s’ajoute également et s’élève dangereusement lorsqu’une tenue camouflée laisse abusivement penser qu’un motif rendrait invulnérable celui qui le revêt.


Et puis tout pèse. D’abord le sac. Il s’alourdira rapidement une fois immergé dans les courants d’une crique qu’il nous faut traverser ; mais seulement si la pluie ne s’en est auparavant pas chargée. Ensuite, il y a la chaleur. Omniprésente, pincée d’un malveillant sourire, je l’imagine de tout son poids s’agiter à califourchon sur mes épaules. Son désir, non dissimulé, se hâte de me voir trébucher et abandonner la marche. Et si le ciel se fissure tôt ou tard et libère un torrent, cette chaleur s’agrippe toujours à moi. Je n’oublie pas non plus ce pantalon qui, une fois trempé, pèse et limite l’amplitude de nos mouvements. Se déplacer nécessite davantage de temps et d’effort et notamment après avoir franchi l’antre d’une mangrove. S’y aventurer, et prétendre pouvoir en sortir sans en connaître son étendue conduit à une mort justifiée tant il semble naïf de sous-estimer à tel point la dangerosité de la nature. Les dimensions de ce piège s’illustrent dans l’imagination. Et en l’absence d’une carte, l’inquiétante perspective d’une vue aérienne de notre emplacement conclut à une mort certaine. Quelle que soit la direction des pas, ces derniers semblent se rapprocher de tout éloignement. La mangrove tisse et entremêle de hautes racines partiellement immergées dans des eaux boueuses dans lesquelles on y noie ses jambes. On y heurte ses tibias et enjamber ces bois tentaculaires nécessite autant d’effort que d’agilité. Il nous est aussi conseillé de se laisser surprendre par un trou dans lequel le corps s’y engouffrera plutôt que d’essayer de se rattraper au tranchant d’une feuille dont l’apparence se confond, dans la précipitation, à celle d’un tronc ou d’une branche. Tout est hostile si bien que la conduite à tenir vise à manipuler le moins de choses possible mais surtout, surtout, celles que l’on ne connaît pas.

 

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La mangrove. Bientôt, les racines seront immergées mais il faudra continuer d’avancer.... avec de la boue jusqu’aux genoux !

Des pensées positives régulièrement répétées prennent la forme d’un muscle auxiliaire une fois s’être solidement sanglées aux jambes. Au cours de l’effort, l’attention se focalise sur des détails. Leur addition économise les dépenses d’énergie et rend plus fort. Je me répète certaines phrases. Pense à bien respirer, évite les grandes enjambées et entretient les petits pas, boit quelques gorgées mais régulièrement, ôte moi ce chapeau et applique-toi à abaisser ta température corporelle, surmonte la fatigue cumulée de la journée et mobilise un temps pour panser tes plaies. Prends également soin de ton matériel. Et si tu peux, aide ton pote. La difficulté peut également se courtcircuiter dans des souvenirs remémorés. Je pense à certaines expériences passées, certaines de celles qui me rappellent que je peux tenir. D’autres mettent en scène des proches, des personnes chargées d’estime et auprès desquels on apprend à mieux se connaître. À celles-ci, je leur souris. Merci de l’énergie que vous m’apportez. Je ne lâcherai pas. L’esprit s’articule et élabore ingénieusement d’insoupçonnables contre-mesures.


Évoluer en groupe favorise le bon déroulement de la mission. La nécessité de connaître les hommes avec lesquels je pars rend la mission plus agréable. L’échange conduit à l’entraide et les forces des uns compensent à tour de rôle les faiblesses, temporaires ou non, des autres. Nous parlons alors en termes d’unité même si je préfère parler d’organisme. Les organes dont il est constitué se spécialisent, s’adaptent et dépendent les uns des autres. Cette force collective me semble redoutable bien qu’elle nécessite selon moi beaucoup de temps avant qu’elle ne révèle son réel potentiel. Nous devons passer du temps ensemble, nous connaître pour nous montrer solides face à l’adversité et l’inattendu.


La mission Harpie ne stoppera pas l’orpaillage. Nous le ralentissons seulement. Ma place se situe anormalement du côté de l’autorité car en vérité je refuse de jeter une pierre à ces hommes et à leur activité. Ces hommes subissent l’infortune d’une vie misérable qu’ils n’ont évidemment pas désirée. Nous en ferions tous autant à leur place. Moi le premier. Néanmoins, n’y aurait-il pas moyen d’exploiter leurs aptitudes en forêt et leur capacité à survivre plutôt que de les appauvrir ou de les chasser en sachant pertinemment qu’ils reviendront ultérieurement… Utopie.


Je tente vainement d’innocenter ma présence à travers ma seule activité soignante. Ce n’est pourtant pas si simple. Je soigne les militaires mais je soigne également ces militaires chargés de chasser ces infortunés de la forêt. À la fois, tout aussi indirectement, je réduis les bénéfices de ceux qui tirent réellement profit de cette activité illégale. Pourtant, dans la balance, je doute que notre action nuise au quotidien des plus fortunés alors qu’il est certain, et même évident, qu’en détruisant le matériel des plus pauvres nous les appauvrissions encore davantage. Je n’aime pas ça. Je m’agrippe alors parfois, tant bien que mal, à une action environnementale. Je ne tarde jamais à l’expliquer auprès de mon entourage. Le mercure amalgame les paillettes d’or, se déverse dans les eaux et contamine les poissons qui, une fois pêchés, intoxiquent les hommes et les femmes qui les mangeront ainsi que ceux et celles qui simplement, dans ces eaux, se réhydrateront. Ceci pour ne prendre que l’exemple du mercure et l’un de ses dangers.


On associe certains hommes à des forces de la nature. Je n’ai encore jamais rencontré d’orpailleurs, mais à travers quelques anecdotes attachées à leur sujet, ils en sont indiscutablement. J’admire réellement leur courage, leur force et leur organisation et d’autant plus qu’ils n’ont rien. Ce talent c’est comme s’ils réinventaient l’instinct de survie en une arme hautement salvatrice. Il est d’ailleurs inutile de les pourchasser en forêt. Dans leur fuite, ces hommes équipés de simples bottes en caoutchouc vous abandonnent devant le déplacement du feuillage qu’ils ont laissé derrière eux. Et plutôt que de penser qu’ils connaissent la jungle par cœur, ce qui expliquerait la rapidité de leur déplacement, je souris si j’imagine les racines s’écarter du sol pour y libérer un sentier avantageusement nivelé et entretenu ; comme sorti de nulle part. Évidemment, le paysage initial se rétablit dès l’instant qu’une de leur botte quitte ce sentier autoroutier. Bref, je poursuivrai ce conte de fées plus tard. Ces hommes ont également élaboré des techniques inimaginables pour dissimuler leur matériel. Dernièrement, on me rapporte que des frigidaires ont été retrouvés suspendus à des arbres. Cela impose le respect.

 

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Un curotel (village) d’Etrangers en Situation Irrégulière, des orpailleurs... et un autre curotel.

Demain, je quitte Maripasoula. Un séjour de près de quinze jours en forêt m’attend à Tadéo. C’est un poste isolé autour duquel l’orpaillage s’est dangereusement intensifié. Et si le capitaine de section nous présente les orpailleurs comme une population constituée de près de 99 % de « paysans», je n’oublie pas qu’ils peuvent aussi être armés. La consigne est simple : je ne laisse rien derrière moi qui ne soit pas claire. Enfin, j’espère seulement que les conduites à tenir en cas de blessés graves, réétudiées tout au long de cette semaine, ne seront pas mises en pratique. Je pense notamment à certaines d’entre elles.


La suite dans quinze jours...


...Quinze jours plus tard. De ceux qui survivent ! Je rentre de forêt !


Tadéo, mission Sakasaka.


Sur le terrain, les patrouilles durent de trois à quatre jours, très rarement plus de sept jours. Après quoi, les hommes rentrent au camp, rétablissent leur force et repartent à nouveau. Pourtant, sur le planning accroché au mur de l’infirmerie, une mission se démarque des autres et s’étend sur près de vingt jours. Dur pour ces hommes. Sans même les connaitre, je leur souhaite déjà bon courage. Même si, plus tard, j’apprendrai avec un plaisir masochiste que j’en ferai également partie. Je rejoins donc les Forbans, 1ère compagnie du 3ième régiment d’infanterie de Marine, basée initialement à Vannes. La mission Sakasaka est imminente. Ce véritable exil nous expédiera au cœur d’une terre boueuse régulièrement entretenue par l’approche de pluies torrentielles ; souvent audibles quelques instants avant qu’elles ne frappent. Bienvenue à Tadéo.


Malgré les nombreuses heures, à serpenter en pirogue sur le fleuve, l’excitation conserve son sourire. Nous rejoindrons enfin le dégrad tant attendu (appellation donnée pour situer un endroit sur lequel il est possible de débarquer). Une marche de près de 6 kms sera ma première en forêt. Je goute, ou déguste, pour la première fois à l’effort qu’il me faut fournir une fois attelé à ce sac (trop ?) lourdement constitué de mon matériel sanitaire et de celui qui me permettra de tisser mon hamac. Porter sa «maison» accentue péniblement cette première marche.


Nous déposons nos maisons au sol face aux abris qu’utilisaient certains orpailleurs. Ces abris, appelés «carbets», se limitent en réalité à la perspective formée par les seules arêtes d’une maison que nous esquisserions sur une feuille, excepté qu’elles sont ici en bois. Nous étendons nos bâches pour en faire les toits qui nous protégeront des violentes intempéries et ajoutons un plancher pour nous isoler du sol, des insectes, des scorpions et de quelques animaux rampants. Nous relions également les carbets en construisant des chemins au moyen de sacs de terre collés les uns aux autres ou de longues branches de bois sur lesquels nous y déposons des planches de bois. Près du camp, le feu requiert également son abri. Enfin, je m’abstiendrai de vous décrire le cumul d’expérience tapi dans l’architecture d’un feuillet (= les toilettes).

 

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Nous tendons nos bâches sur les carbets pour nous protéger des pluies qui ne tarderont pas. Et nous consolidons notre carbet d’un tronc solide pour supporter le poids de nos hamacs.

 

P1060872Chaque jour, nous améliorons le camp. Ici, nous ajoutons un plancher à notre carbet.


Chaque jour, nous rayonnons autour du campement à la recherche du matériel permettant aux orpailleurs d’extraire de l’or. En l’absence de gendarmes, nous réalisons des patrouilles de reconnaissance afin de récolter des renseignements sur l’activité présente sur le terrain. La destruction du matériel n’est possible qu’en présence de la gendarmerie. Elle seule est habilitée à détruire ce qui est inflammable et ce qui nécessite d’être brûlé. Les groupes électrogènes, les motopompes, les concasseurs, les quads regroupent le matériel principalement recherché. L’or, s’il est retrouvé sur un ESI (Étranger en Situation Irrégulière), est évidemment saisi. Alors que nous marchons en moyenne 11 kms en foret par jour, nous n’avons rien saisi. La zone a précédemment déjà été explorée. Deux relèves de gendarmes n’amélioreront pas le bilan. La venue d’un maitre chien et de son chien inexercé dans le pistage, mais dressé à mordre, étonne encore. Mais l’étonnement prendra une nouvelle dimension lorsque nous recevrons l’ordre de creuser une zone de plusieurs hectares (zone GP 22) pourtant communiquée et décrite par nos soins depuis plusieurs semaines comme totalement abandonnée de toute activité. Une zone immense s’ouvre anormalement sur le ciel. Il n’y a plus d’arbres. De profonds puits, par lesquels l’or y était extrait, criblent les courbes d’une terre à l’allure ben plus lunaire. Il n’y a plus rien. Malgré une observation du terrain difficilement plus proche, la hiérarchie, postée à Maripasoula, répondra succinctement qu’il «faut chercher pour trouver ». Sous une chaleur caniculaire, nous multiplions les coups de pioches et retournons les pierres. Nous ne trouverons rien. Ce sketch élève quelques sauts d’humeurs mais quelques sauts d’humours permettront heureusement de désamorcer cette tension passagère. Je proposerai la réalisation de photos que nous communiquerons à la hiérarchie afin d’illustrer le bilan que nous connaissions pourtant déjà.

 

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La zone GP22. On aperçoit au premier plan un puits, l’or y était extrait. La zone est abandonnée. Ici,nous creusons...

 

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Chaque jours, nous patrouillons tout autour du camp. Ici, un nouvel obstacle. La traversée de troncs... Je ne m’y ferai jamais.


Le matin, nous traversons chaque jour ce même curotel (= « village » constitué de plusieurs carbets, correspondant à la zone de vie des orpailleurs) constitué de dizaines de carbets. Des chiens annoncent notre approche. Seulement une dizaine de personnes y vivent. D’autres patrouilles ont déjà frappé cette zone si bien que la majorité des ESI (Étranger en Situation Irrégulière) ont dû fuir. Passé ce curotel, nous rayonnons dans des directions quotidiennement différentes.


Maintenant, comment donner raison ou justifier certaines actions si celles-ci se confondent à de la cruauté. Les exemples sont nombreux. L’autorité, représentée par la gendarmerie, peut-elle justifier le retrait et la destruction d’une paire de bottes portée par un ESI ainsi que l’abandon de cet homme, désormais pieds nus, en pleine forêtéquatoriale ? Car nous pourrions, dans l’esprit, tout aussi bien les mutiler et laisser quelques infections se charger d’eux. Avec autant de barbarie, si l’idée consiste à les chasser hors de nos frontières alors la volonté d’incendier leurs bâches, et donc leur toit, semble pour certains être une solution. Seulement, cela ne fait en réalité que les déloger. J’ajouterai que si celles-ci ne sont pas détruites, le manuel du parfait petit colon encourage le vol l’emprunt de ces bâches à des fins personnelles tandis qu’il bannit, sans surprise, tout sentiment de culpabilité... pour peu que l’un de ses fidèles lecteurs ait étonnement déjà tissé une fibre de compassion au cours de sa vie. Pour finir, je dénoncerai le vol de denrées alimentaires. Il est difficile de se sentir à sa place, d’observer de tels agissements sans pouvoir réagir. En quoi nos conditions de vie seraient-elles plus difficiles que celles supportées par ces hommes et ces femmes alors qu’ils les « acceptent » depuis des mois? Ainsi, une quantité de riz suffisante pour nourrir une quinzaine d’hommes pendant près de deux semaines, de la farine de maïs, plusieurs dizaines de bières, des conserves et bien d’autres choses encore ont été volés au profit de l’armée. Si certains l’expliquaient autrement, cela reste néanmoins du pillage. Pour cette raison, j’ai refusé d’ajouter ces aliments à la nourriture contenue dans mes rations. Et je n’en suis pour autant pas mort. Aussi, je me rappelle du commencement, de ce moment où je ne connaissais encore que très peu les membres de « l’expédition Tadéo ». Une quantité importante de bières fut découverte et rapportée dans notre camp si bien qu’à la tombée du jour, et une fois tous rassemblés sous l’un de nos carbets, les hommes en avaient tous une à la main, comme pour fêter cette « prise »; ... et comme si cela figurait dans les objectifs de la mission Harpie. Disons que cela aurait pu être « le pot de cohésion », celui autour duquel on apprend à mieux se connaître. Mais comme je n’avais volontairement pas pris de bière, il m’était impossible de trinquer. Je partageais donc mon point de vue à chaque fois qu’une bouteille cherchait à être entrechoquée. Cette attitude, surtout au début, aurait pu être perçue comme un refus d’adhérer à un groupe alors que je dissociais malgré tout ceux qui se désaltéraient de celui qui a pris la décision de voler ces boissons. Quoi qu’il en soit, personne ne m’en fit un reproche. Je reste donc choqué et révolté par les agissements entrepris par certains gendarmes car, pour rappel, seule la gendarmerie pouvait (ab)user de ce pouvoir. Au final, ces agissements, et s’ils perdurent encore, finiront par soulever la colère des orpailleurs et mèneront à une violence (peut-être armée).

 

P1060852Un gendarme brûle une bâche. Les ESI observent en arrière plan.


Au final, les gens partagent souvent leur aventure à travers l’expression commune « d’une expérience très enrichissante ». Et c’est vrai, elle l’est. Mais il faut en rappeler le contexte. Car, dans le détail, c’est l’extraction du pied et le frottement d’une ampoule située à sa cheville qui arracheront à chaque pas une rangers piégée dans un environnement jeté dans la boue et l’humidité. C’est confronter des conditions difficiles à nos capacités d’adaptation. C’est également vivre dans des conditions proches de celles vécues au moyen-âge. C’est faire de l’hygiène une préoccupation tant individuelle que collective. C’est partager des conseils afin de réduire ou panser la pénibilité de notre exil. C’est avancer au sein d’une population respectueuse, professionnelle et avec laquelle il est à la fois heureusement possible de partager des instants de franche bonne humeur. C’est une aventure hautement humaine. Et même si le quotidien exige de nombreux efforts, je ne regrette pas mon billet.

 

 

 

P1060558Progresser dans la boue. Le quotidien.

Dorlin

La mission Harpie se poursuit et le plus dur restait encore à venir. Le temps de récupération à Maripassoula n’excéda pas deux jours. Le Capitaine frappa à ma porte et ne dissimula pas son sourire à l’annonce de mon départ pour Dorlin. Il précisera, dans un plaisir toujours plus prononcé, qu’une marche de 60 kms m’y attend. J’éprouve alors des difficultés à me représenter une telle distance. Je me remémore la formation forêt et l’intensité des efforts qu’il a fallu déployer dans la mangrove pour parcourir seulement quelques centaines de mètres.


Un petit aparté. Dans la mangrove, l’un des sergents qui nous accompagnait participait au transport d’une lourde caisse. Dans le cadre de l’exercice, celle-ci ne devait en aucun cas toucher le sol. Il lui était donc impossible de porter à la fois son sac. Il me le confia même si j’apprécierai être en capacité de me faire oublier dans de pareils moments ; comme si mon propre sac ne me suffisait pas. Quoi qu’il en soit, je m’efforçais de faciliter la progression de son sac tout en le tirant à bout de bras afin qu’il franchisse les nombreuses racines tissées dans l’eau dans laquelle nous pataugions. L’enfer. Pour la première fois, et pourtant épaulé d’un autre militaire, j’ai pensé que je pouvais ne pas atteindre l’arrivée.

 

P1070006 «L’équipe Tadéo ». Je me distingue par mes crocks bleus...

 

Mais revenons à Dorlin.


Je commençais par recueillir quelques informations sur le terrain auprès des personnes qui y ont déjà séjourné. Très souvent, cette curiosité déclenchait un large sourire. Beaucoup d’entre eux présentaient une main oblique pour en décrire le relief. À la fois... une fois rentré de Dorlin, et lorsqu’on venait m’interroger à mon tour, j’attachais cette même gestuelle à un pareil sourire tant il était effectivement difficile de mieux décrire le lieu et l’enfer qui y règne. Dorlin fut une expérience très différente de celle vécue à Tadéo en raison, essentiellement, de son relief.

Pourtant, là-bas, tout était tellement différent de la moyenâgeuse insalubrité côtoyée à Tadéo. Nous n’avions rien à bâtir. De solides structures en bois accueillaient l’approche de notre pirogue. Une fois amarrés, nous marchions sur de la terre et non plus dans la boue. Un ciel bleu et rayonnant couronnait le camp. Dans la pièce dans laquelle nous nous rassemblions autour d’une table pour manger, nous remarquions de nombreuses boites de conserve empilées sur l’étagère située en face d’un volumineux frigidaire. Il n’était également plus question de se laver dans les eaux d’une crique ou bien d’utiliser la pelle plantée à proximité d’un feuillet. Des douches et des sanitaires étaient disponibles. Un tout autre univers ! Étais-je au paradis? Non, mais aux portes de l’enfer car, en vérité, ce confort venait panser les militaires revenus d’un calvaire que je ne soupçonnais pas encore.

 

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Le POAT(Poste Opérationnel Avancé Temporaire) de Dorlin et les structures dans lesquelles nous vivions à Dorlin.


Ainsi, nous ne tardions pas à repartir en foret. Mais il ne s’agissait plus d’établir un camp, de s’y installer et d’y rayonner tout autour. Nous rejoignions un village d’orpailleurs situé à plusieurs jours de marche. Mais les mots manquent à nouveau cruellement de profondeur lorsqu’il s’agit de décrire à quel point le dénivelé était éreintant. Les photos, si réductrices, fâchent également car elles semblent n’afficher aucune inclinaison et finalement aucune difficulté alors qu’en réalité ces ascensions exigeaient à chaque pas beaucoup d’énergie, de concentration et de détermination. L’esprit se focalise alors sur l’effort et rien d’autre. Il s’agite dans la première heure puis verrouille un souffle suffisamment profond pour oxygéner une cadence qui, finalement, écorche cette limite audelà de laquelle l’esprit ne permettrait plus à son corps d’avancer. Au cours d’un effort, jamais je ne m’étais aussi longtemps et autant concentré sur la régularité et la profondeur de mon souffle ; idem dans le déplacement de mes pas.


La nuit, nous dormions là où nous pouvions. Je repense alors à cette nuit au cours de laquelle il fut nécessaire d’éventrer la végétation à l’aide de nos coupe-coupe afin de créer un espace suffisant et suffisamment sécurisant pour tendre nos hamacs. Le terrain était en pente et la pluie y avait ruisselé toute la nuit. Couchés aux alentours de vingt-deux heures, nous repartions à quatre heures du matin. Au cours de cette première marche nocturne, je me souviens de ce layon creusé par le passage d’un quad. Cette ascension était si abrupte et glissante que l’idée d’avancer à quatre pattes s’est presque imposée. Heureusement, je me ressaisis et ne tarda pas à me relever. Ma lampe frontale choisit également ce moment pour m’abandonner. Mais comment un quad pouvait-il monter et descendre une telle piste sans ne jamais se retourner. Je m’interroge encore.

 

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Remplir ses gourdes avant le départ de demain matin ! Et le moment du repas. Un moment tant attendu !


Une fois arrivé à destination, les orpailleurs avaient sans surprise déserté le curotel et l’espace de travail réservé à l’extraction de l’or (appelé placer). Un nouveau pillage eut lieu et une partie importante des denrées présentes dans leurs carbets constitua le repas du soir. Deux de leurs poules, encore vivantes à notre arrivée, rôtirent sur la grille d’un frigidaire utilisée comme grille à barbecue. Il me semble qu’un peu d’or fut aussi découvert. Le lendemain matin, nous repartions à Dorlin avec hâte. Mais avant cela, de nombreuses affaires, dont des bâches naturellement, furent regroupées au centre du village puis réduites en cendres. Les planches qui permettaient à certains carbets d’être équipés de « murs » furent retirées une à une. Le plancher fut réduit au même sort. C’est simple, après notre départ, il ne restait plus rien.

P1070227DSCF0419Les murs et le plancher des carbets sont détruits. Sur la seconde photo, je soigne une plaie d’une ESI.


Mais cette ultime marche fut la plus difficile. Il nous aura fallu pas moins de huit heures pour parcourir vingt kilomètres. Comme d’autres, je décidai de m’appuyer sur deux bâtons, relativement légers, pour faciliter la marche, gravir plus aisément les montées et me ralentir lors des descentes. Je ne les ai jamais quittés. Mais quel bonheur de se noyer dans les eaux d’une crique et de remplir ses gourdes. Sur la fin, j’ai par deux fois utilisé l’un de mes sachets réservés à une sévère déshydratation. Je les ai ajoutés puis mélangés à une eau déjà améliorée par les poudres énergisantes contenues dans nos rations. L’effet fut quasi immédiat. Selon moi, chaque homme devrait posséder un ou deux sachets. Étant le deuxième homme le plus chargé, après le transmetteur, je fus placé en tête sur les dernières heures de marche de manière à ne pas obliger mes camarades à m’attendre ou à m’abandonner lorsqu’ils venaient à marcher plus vite que moi. Mais je ne m’aperçus des effets de ma potion qu’après avoir entendu le lieutenant m’ordonner de ralentir. Cette remarque fut très motivante. Une fois arrivé à Dorlin, l’épuisement se mêlait au plaisir d’être enfin rentré mais également à cette fierté soulevée par une performance physique encore jamais réalisée.

D’un point de vue professionnel, tout s’est heureusement bien déroulé. Ma présence se penchait essentiellement sur des problèmes dermatologiques. Il s’agissait principalement d’ampoules, de mycoses et de petites plaies qu’il fallait très régulièrement désinfecter et protéger. D’ailleurs, oubliez en partie le protocole quatre temps qui pèsent et requièrent une quantité pharaonique de compresses. Préférez la simple utilisation de la Chlorexidine. Par ailleurs, le manche d’une masse maintenue verticalement hors du sac de ce jeune militaire aurait pu, au cours d’une marche, conduire à une plaie crânienne plus importante et nécessiter une suture. Une désinfection et un simple bandage compressif suffirent. Enfin, je n’ai qu’une fois eu recours à une anesthésie locale. Je devais me retirer une épine d’awara plantée trop profondément dans le bord inférieur de l’ongle. Un soin très désagréable à faire quand il s’agit de le réaliser sur soi-même. La fin approche.


P1070206Je rentrerai exténué mais ravis de mon aventure !


Je vais donc m’arrêter ici. Je garde de cette expérience de très bons souvenirs et de très belles rencontres. Dans l’attente d’une nouvelle aventure, et d’un éventuel prochain retour d’expérience !