Tchad

RETEX : TCHAD

– MAI - AOUT 2017 –

ISG1G® MULOT GREGORY

 

IMG 5980Quelque soit l’horizon de la nation, et par dissociation de l’instant, la rotation contemplative de l’environnement, et des hommes qui le peuplent, s’épaule de sensations et d’émotions singulières. Hâtivement, j’associerai ces sensations à la composition (in)harmonieuse des éléments environnementaux observés – le frisson de bien-être, de légèreté, de liberté ou de peur une fois l’esprit conquis par l’espace d’horizon cumulé et déployé au sommet d’une vertigineuse montagne - tandis que les émotions se sanglent davantage aux situations relationnelles, naturellement immatérielles, observées ou vécues auprès de «nouveaux » hommes et de « nouvelles » femmes. Car la distance qui nous éloigne habituellement d’un inconnu est ici d’autant plus grande que son milieu de (sur)vie nous échappe totalement. La misère humaine. Tandis que le Ridicule reconnaît l’embourgeoisement matériel et « gadgétoïde » de l’espèce humaine comme son indiscutable Maître, la misère n’a jamais eu besoin de repousser ses limites. Elle est entière. Intemporellement absolue.


Au cours de cette dernière OPEX (Opération Extérieure), nous logeons au sein de la base de Kossei située à N’djamena. Pendant toute la durée du mandat, soit en l’espace de douze semaines, je ne suis sorti que trois fois. La première fois fut l’opportunité de visiter l’orphelinat de Bethanie. La seconde, celle de partager un temps de cohésion avec les forces spéciales dans l’une des enceintes extérieures à la base. Enfin, ma dernière sortie m’autorisera à rendre visite à un ancien et singulier patient, Issa. Ainsi, si le relief multi sensoriel, souvent ascensionnel, s’amorce sous l’attraction exercée par l’horizon, aucune de l’une de ses parallèles ne croisera notre mission. En terre tchadienne, nous exerçons sous la bulle protectrice de Kossei. Nos déplacements se heurtent aux circonférences de cette pesante cloche.


IMG 0209Greffé à une équipe constituée, principalement composée de la 9e Antenne Chirurgicale Aérotransportable, je fais partie des pièces rapportées, j’appartiens aux « renforts », au même titre qu’Emilie, Caroline et Mickaël, respectivement manipulatrice radio, infirmière et auxiliaire sanitaire. En verrouillant notre cible sur le soutien des Forces de l’armée française, nous identifions clairement notre principale mission. Néanmoins, l’activité du PSU (Pole de Santé Unique) s’organise quotidiennement autour de l’aide médicale à la population (AMP). Ainsi, les Tchadiens viennent consulter auprès de « la médicale». Cette première équipe soignante - disposée à accueillir, diagnostiquer, soigner ou traiter une infection ; mais également à hospitaliser un militaire français constitue le «Rôle 1 ». D’autres Tchadiens sont à l’inverse « recrutés» au portail et éventuellement pris en charge par l’équipe du « Rôle 2 ». Affecté à celle-ci, la diversité complémentaire de nos compétences participe à l’intervention chirurgicale ainsi qu’à la réalisation de ses soins postopératoires. Deux chirurgiens spécialisés - l’un orthopédiste, l’autre viscéraliste - opèrent et se partagent quotidiennement une moyenne de six blocs opératoires. L’un mobilise régulièrement sa dextérité dans le réalignement d’une fracture fémorale tandis que le second en use autant lors d’une occasionnelle orchidectomie (ablation d’un testicule). Nous chiffrons l’activité mensuelle à plus d’une centaine de blocs opératoires. Gardons également à l’esprit que la gratuité des soins mise à la disposition de la population émane d’un accord diplomatique établi entre les deux nations de telle sorte qu’en contrepartie le coût d’occupation de la base sur le territoire tchadien se déprécie avantageusement.


Au-delà des sensations et des profondes émotions communiquées par la nature, comme de hurlants avertissements, et même s’ils se quantifient ici au zéro absolu, les relations humaines compensent et colorent l’esprit de merveilleuses émotions.


IMG 0177Mahamat Ali n’est âgé que de cinq ans. Au réveil de l’intervention, et durant toutes les semaines qui ont suivi, la douleur physique et psychologique ne l’ont visiblement jamais effleuré. Mieux encore, ses inoubliables sourires rayonnent et nous exposent encore à sa naturelle joie de vivre. Pourtant, un matin, les effets de l’anesthésie se sont estompés et le petit Mahamat s’est paisiblement réveillé avec l’avant-bras droit amputé. Aujourd’hui, sa joie bouleverse l’évidence établie. À la suite d’une telle mutilation corporelle et fonctionnelle, ce deuil nécessiterait légitimement un temps de résilience incommensurable. Seulement, à nos passages, sa seule préoccupation attendrit l’équipe. Il sourit et s’impatiente à l’avance du goût sucré contenu dans l’épais sirop rose de paracétamol. Une fois la becquée réalisée à l’aide d’une pipette, l’échange d’une tape dans la main est régulièrement partagé par l’ensemble de l’équipe soignante. Cette force qu’il ne soupçonne pas encore est aussi dérangeante qu’admirable. Capturer ces instants à l’aide d’une photo - celle précisément partagée dans cet article – m’était crucial ; elle illustre et immortalise la disposition de l’esprit à nuancer certaines tragédies de la vie ; et ceci pour renverser l’éventualité d’en douter encore à l’avenir.

 

IMG 5906Le 24 juin 2017, en toute fin d’après-midi, je réceptionne un appel d’un des infirmiers anesthésistes. Un plan Mascal est déclenché. Cette appellation définit l’arrivée d’un afflux massif de blessés. Rapidement, la cascade d’appels téléphoniques regroupe l’ensemble des soignants. Suivant le poste occupé, chacun déploie les moyens logistiques dans chacune des différentes zones identifiées lors du dernier briefing. L’espace protégé de la cour se transforme en zone de triage des blessés. Une table d’examen s’ajoute à l’une des salles de déchocages, soit quatre au total. Ces dernières accueilleront les urgences vitales (blessés désignés par « T1») tandis que les huit civières ajoutées et disposées en épis dans la salle de pansement et de consultation accueilleront les blessés modérés (identifiés par «T2» ou «T3 »).


Au cours d’une explosion, l’éclat d’un projectile s’est logé à proximité du myocarde de l’un des militaires tchadien. Une thoracostomie (incision verticale du thorax) permettra l’extraction salvatrice de l’écharde métallique. Dans sa course, le corps étranger a lésé d’importants tissus. L’espace virtuel et vide situé entre les deux feuillets de la plèvre se remplit anormalement d’air ce qui comprime les poumons et empêche leur expansion (pneumothorax compressif), causant une détresse respiratoire. Lors d’une plaie pénétrante, l’accumulation de sang participe également à la compression (hémopneumothorax). Depuis la cavité pleurale, un drain aspiratif évacuera l’épanchement gazeux et hémorragique jusqu’à son collecteur. Mais la douleur inhérente à l’intervention, maximisée par le système de drainage, dissuade Wagadei de tousser et donc d’expectorer l’accumulation de sécrétions bronchiques; favorisés par l’alitement prolongé et favorisant une infection pulmonaire. Il doit tousser. L’association d’une antibiothérapie, des morphiniques et des temps de mise au fauteuil quotidiennement prolongés amélioreront sa capacité respiratoire. Aujourd’hui, Wagadei se porte bien et les jours durant lesquels il respirait encore à l’aide d’un respirateur appartiennent au passé. Ce colosseest un miraculé.


Ce même soir, un autre militaire tchadien, d’une vingtaine d’années, est frappé. L’explosion de la rate, l’atteinte du colon et du pancréas plongent Issa dans un pronostic bien incertain. Scopé, une variation anormale de ses paramètres vitaux (saturation en oxygène, fréquence cardiaque et respiratoire) nous alarme au besoin. Un cathéter artériel et fémoral mesure à tout instant l’équilibre hémodynamique (la pression artérielle) tandis qu’un cathéter veineux, situé également dans le pli de l’aine, hydrate et draine les voies par lesquelles les antibiotiques, les traitements et les autres drogues seront administrés. Intubé et ventilé pendant de nombreux jours, le volume courant de ses poumons se limite à la moitié de leur capacité (environ 250-300 ml). L’assistance respiratoire reste importante. Les plaies sont également nombreuses. La laparotomie (incision verticale de l’abdomen), nécessaire à l’extraction de la rate et à la réalisation d’une colostomie, est maintenue par de nombreuses agrafes. Mais l’incision abdominale se situe à proximité de l’orifice artificiel et les contours de celui-ci présentent plusieurs désunions. Afin de minorer le risque infectieux, et une éventuelle septicémie, la réfection des pansements exige la plus grande asepsie. À l’aide d’une sonde introduite dans la vessie, depuis l’urètre, nous drainons et quantifions les urines sur les 24 dernières heures ce qui permet à la fois d’apprécier la perfusion des reins et d’éviter un globe urinaire (rétention d’urine dans la vessie). Malheureusement et ultérieurement, l’insuffisance rénale observée nécessitera plusieurs séances de dialyse. Après son réveil, la stimulation d’un apport protéinique participera activement à son rétablissement. Seulement, encore inconscient, la reprise progressive de l’alimentation s’effectue au moyen d’une sonde gastrique. Dans les premiers temps, du yaourt liquide y est introduit. Après quelques heures nécessaires à la digestion, nous aspirons les résidus gastriques afin d’estimer la réelle quantité d’alimentation digérée. Les soins sont à la fois nombreux et diversifiés. Les lits de réanimations s’ajoutent à ceux réservés à l’hospitalisation des patients quotidiennement programmés pour une intervention chirurgicale. La surveillance permanente des blessés complexifie la prise en charge de l’ensemble des patients. Le temps de travail s’étire sur 24 heures. Ces gardes, constitués d’un infirmier et d’une aide-soignante, se répètent tous les quatre jours. L’intensification de la charge de travail force à l’activation d’une énergie auxiliaire. Or, la durée prolongée d’utilisation de celle-ci réduit son temps de rechargement. Et malgré une réorganisation du temps de travail par l’intervention de nos collègues initialement «AD » (À Disposition), l’équipe soignante s’épuise rapidement. La décision n’est pas simple. Après toute l’énergie dépensée et les soins réalisés, faut-il transférer Issa dans une structure dans laquelle nous doutons péniblement de la qualité de sa future prise en charge OU doit-on persévérer et projeter l’épuisement de l’équipe soignante contre l’éventualité d’une prochaine attaque.


Issa fut réveillé. Il respirait seul. Nous augmentions quotidiennement son périmètre de marche de quelques pas à quelques dizaines de mètres. Son état de conscience semble néanmoins altéré. Choc post-traumatique? Après des échanges partagés avec la totalité de l’équipe, la décision du MAR (Médecin Anesthésiste Réanimateur) fut de le transférer dans cette nouvelle structure hospitalière. J’ai revu Issa le 2 août dernier. Son état de conscience me semblait encore bien diffus.


Après avoir lourdement surchargé ces derniers paragraphes de quelques aspects propres à la technicité du métier, j’aimerai m’en délester et partager toute autre chose.


La rotation autour des différents postes conduit chaque matin l’un des binômes infirmier/aidesoignant au portail. Nous y recevons les Tchadiens qui, à la suite de leur hospitalisation, nécessitent encore des soins; la réfection de pansements essentiellement. Accompagné d’un militaire tchadien, ce dernier scanne la silhouette du patient à l’aide d’un détecteur de métaux. Nous ne sommes jamais à l’abri d’une attaque, qu’elle soit armée ou affûtée d’une lame. À l’appel de leur nom, ils nous présentent le bon sur lequel nous ajoutons, après chaque soin, la date de la prochaine consultation. La falsification et le trafic sont une réalité. On me rapporte également que des soignants tchadiens ajoutaient des noms au cahier de consultations si bien que la délivrance d’un bon, crapuleusement et conformément tamponné, leur rapportait un revenu supplémentaire. L’ère de la mise sur la misère.

IMG 0407L’après-midi, les Tchadiens se regroupent une nouvelle fois au portail - bien que la plupart patientent depuis la matinée - dans l’espoir d’être retenus puis examinés par l’un des médecins qui appréciera de la légitimité ou non d’une intervention. Nous ne pouvons soigner la totalité des personnes présentes au portail ni «sauver l’Afrique » comme j’ai pu l’entendre. Nous recrutons principalement les enfants, les fractures de membres, les pseudarthroses (mauvaise consolidation d’une fracture), les hernies, les thyroïdes, les calculs vésicaux et autre hystérectomie (ablation de l’utérus).

Mon premier contact au « portail » m’a clairement mis mal à l’aise.Des hommes et des femmes, parfois accompagnés d’un enfant, s’alignent derrière la qualité d’un grillage qui s’adapterait à celle d’un poulailler. Des corps immobiles et silencieux se dupliquent sur plusieurs dizaines de mètres. L’empreinte de désolation fixée dans leur regard m’éloigne encore des conditions de vie que je m’autorisais à imaginer. Proprement vêtus, les couleurs vives de leurs habits masquent une qualité et une hygiène de vie que nous n’endurerions pas. À l’évidence, même si la barrière de la langue écourte nos échanges, la plupart des Tchadiens s’expriment peu, verbalement et corporellement.

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Pour nous aider, le personnel soignant tchadien intervient dans la traduction mutuelle des questions et des réponses partagées ; même si quelques décennies suffiraient à perfectionner mon « tchadien». Une vérité, suffisamment répétée, mérite également d’être retranscrite car j’en ai souvent soulevé un sourcil d’étonnement. Le seuil de douleur de la population humilie celui habituellement rencontré sur Terre. Je ne les ai que rarement entendus gémir lors d’un soin. Ni appréhension, ni question, ni lamentation. Cette déstabilisante constance me rappelle celle du père de Mahamat Ali. La plupart des parents ne pourraient contenir leur souffrance ou leurs larmes au premier contact visuel déposé sur l’amputation réalisée sur l’un des membres de leurs enfants. Les images représentatives, fictives et personnelles d’une telle scène tremblent et se plient sous la violence des pleurs et des cris de douleur. En admettant un transfert de ma part, et seulement une fois les parents confrontés à l’irréversible nouvel avenir de leur enfant, une déferlante de questions - en réalité d’angoisses - se sanglerait aux soignants. Or, ici, rien de tout cela. Le père et l’enfant n’expriment aucune peine. D’ailleurs, ne dit-on pas que le fruit ne tombe jamais loin de son arbre. À mon sens, le père se suffit d’apprécier la pleine valeur d’un fils à la fois soigné et en vie.


IMG 0170En saison des pluies, de puissantes ondées bouleversent et abaissent une chaleur habituellement insoutenable à certaines heures de la journée. Limités dans nos déplacements, nous partageons certains soirs quelques boissons rafraîchissantes ce qui nous libèrent l’esprit. Une piscine, une salle de musculation, un terrain de volley sont quelques une des nombreuses activités proposées. Une activité personnelle ponctue et équilibre nos responsabilités professionnelles. Le CrossFit, activité fitness personnellement méconnu jusqu’à présent, devient une illumination solidement sanglée autour de l’esprit d’une majorité de l’équipe soignante. Simple spectateur, j’ai néanmoins la certitude que cette pratique exercera leur conscience à s’aventurer progressivement sur l’une des couches les plus instables de notre univers, là où les réponses à nos questions les plus existentielles poursuivent leur décomposition. En ce sens, et avant qu’il ne soit trop tard, mes encouragements ne cesseront de les épauler. Je m’égare un peu. Pour ma part, après m’être abruti diverti en développant une application permettant une simplification des calculs de l’activité du PSU, je me limite à la banalité de quelques séances de courses à pied.


Plus sérieusement, et avant de remercier l’ensemble de l’équipe pour m’avoir supporté, je n’oublie pas non plus l’explosion d’une IED (Engins Explosifs Improvisés, en français). En m’abstenant de tout autre détail, la douleur du moment, exprimée ou non, occupe à sa manière le cœur de chacun d’entre nous. Dans ces instants précis, je me rappelle que je ne suis pas seulement infirmier. Nous sommes également en guerre. Comme dans de nombreuses situations, un univers sépare toujours une situation comprise ou attendue de celle vécue ou traversée. Oui, la guerre tue. Mais lorsqu’on y est au plus près, la volonté n’est pas de s’en protéger, c’est inutile, mais de s’y préparer au mieux. Aussi, ma réaction immédiate fut de me replonger dans les protocoles de sauvetage au combat. Quelle que soit la situation, il est toujours nécessaire d’être un peu trop préparé pour l’être assez.


Pour finir, je remercie l’ensemble de mes camarades soignants français et tchadiens. Je n’oublie ni votre professionnalisme ni votre bonne humeur ni la facilité avec laquelle j’ai pu recueillir l’ensemble des informations nécessaires à l’accomplissement de notre mission ! Et n’oubliez pas, « Je suis l’ISG1G (Infirmier de Soins Généraux de 1er Grade) MULOT, infirmier accompli et issu de la réserve opérationnelle! »


À très bientôt, j’espère.