Parfum de désert

Retour aux récits.

 

Du lourd et j’y prends goût.

C’est reparti. Quelques verres de vodka lentement sirotés. Les écouteurs correctement ajustés dans les oreilles. La touche « Play » est enfoncée. Le bras mécanique s’actionne et se déporte. Son contact sur la surface du vinyle émet ce crépitement si caractéristique et presque « cinématographique ». C’est parti. La musique est lancée et pénètre doucement mes pensées. Ce flow a du rythme, de la pêche mais de la nostalgie aussi. Une mine d’inspiration. Il suffit de « piocher » pour tout oublier. Le sourire s’étire encore un peu plus. Il accompagnera ma frappe tout au long de ce voyage.
Ce vieux coucou n’a pas volé depuis des dizaines d’années. Au-dessus de moi, j’abaisse aléatoirement quelques interrupteurs. J’ai tout simplement toujours rêvé de « faire ça ». Je mets le contact. Le moteur tousse une première fois, s’encombre, s’agite puis gronde. Je comprends qu’il s’impatiente mais je le suis aussi. Une fois dépoussiéré d’un souffle, je tapote un cadran à travers lequel on peut y lire « Evasion ». Intéressant. L’aiguille est à son maximum. Les propulseurs sont présents et semblent opérationnels. Hélice en place. Une aile à droite, une aile à gauche. Cette check-list devient très vite pompeuse. Son plus proche avenir survole mon épaule. Il est temps pour moi de m’évader. Un dernier mot du commandant vous rappelle que la compagnie constituée de son seul membre d’équipage vous remercie d’avoir choisi Vagabond Air Line Express. Cette nuit, vous avez de la chance, Greg est aux commandes.

Il est temps de prendre de la hauteur et de l’envergure. Attention, le ton change.

Encore une fois, la « beauté de l’instant » est toujours délicate à décrire. Les exemples se collectionnent au fur et à mesure du temps et des rencontres. La « beauté de l’instant » est cette réalité mettant en lumière l’Homme et dans laquelle une ou plusieurs personnes interviennent, vous incluant ou non, mais au cours de laquelle – toujours – une intense sensation vous traverse l’esprit et vous égare à la fois ; le temps, je suppose, d’en apprécier sa valeur. L’instant est agréable, parfois dérangeant. La sensation s’accompagne souvent d’une capture d’image visuelle ; un peu comme si l’esprit tenait à photographier l’instant afin de lui faciliter l’ultérieure reconstitution émotionnelle.

À ce titre, j’ai plusieurs exemples en mémoire.

Alité la plupart de son temps, je pense à ce jeune trentenaire dont l’état de santé ne lui permet ni de se mobiliser ni de parler, mais qui, depuis son lit, fournit le réel effort de tendre ses lèvres chaque matin pour embrasser sa mère ; alors que la joue de celle-ci n’est toujours pas à sa portée. Tout en la reconnaissant, son regard s’écarquille ; comme s’il y décelait lui aussi une beauté de l’instant.

Je pense également à la poignée de main pendant laquelle l’amitié, bien qu’évidente, désire néanmoins être rappelée. Ce contact est parfois l’opportunité pour moi d’y laisser l’empreinte d’une estime, d’un remerciement, de ma bienveillance, de la garantie d’être là le jour où tu n’auras pas le moral ou, simplement, l’instant qui exprimera le seul plaisir de te revoir aujourd’hui. Parfois, je sens ces idées communiquées dans ce même geste à travers l’Autre. L’instant d’après, l’échange se poursuit car tout a suffi pour être « dit ». En soirée, les bières se partagent avec autant de sourires que les plus stupides stupidités. On se sent vivre et invulnérable. Comme c’est agréable de refaire le monde.
Si la vie se doit d’être joyeusement et humainement vécue, c’est en ces instants que j’ai le sentiment d’être cet humain humainement en capacité d’empoigner l’âme d’un individu afin de lui rappeler, peut-être, que tout ce que je peux vivre et apprécier à travers certaines interactions peut aussi être présent en lui, à ce même moment, et en chacun d’entre nous.
Des personnes s’unissent, se rassemblent, s’apprécient sans trop savoir parfois pourquoi mais lorsque la prise de conscience y trouve finalement un sens à travers certaines valeurs communes, et honorables, on se surprend d’y admirer un tout nouveau plaisir. C’est un peu comme si... après avoir pris conscience qu’un peuple était uni par un feu intérieur, il devenait maintenant possible d’en ressentir sa chaleur. Une chaleur humaine. Bien qu’invisible à l’œil nu, ce feu est intemporel et rougeoyant. Ce feu m’invite à me rapprocher davantage. En réalité, je m’y expose au plus près ; de crainte qu’un plaisir porté par la chaleur d’une de ses flammes vienne à m’échapper.

 

camel-trader-india 35944 990x742

Dans l’image de ce feu, je vois cette fraîche matinée au beau milieu d’un désert de sable. Ces nomades s’illustrent comme un peuple minoritaire, soudé et indépendant. La fatigue portée par un vent perpétuel auquel s’ajoute celle d’une marche sans relâche ne semble pas les affaiblir davantage. La nuit a été fraîche et je grelotte ce matin. Il y a ce premier plaisir à envelopper cette tasse de thé pour m’en réchauffer les mains. Je ferme les yeux et les plisse comme si court-circuiter l’un de mes sens me permettait de mieux absorber cette chaleur si faible mais si précieuse. Assis, je m’abrite sous une couverture de fortune. L’instant est agréable. Dans de telles conditions, le peu de confort est pleinement vécu car l’esprit sait qu’il est éphémère. Rester au lit n’a jamais été plus agréable que les jours où nous devons nous lever. Un peu de cette chaleur, un peu de cet abri de fortune et je suis bien. Je me sens en sécurité et cela me rappelle ce lointain plaisir vécu lorsque je me glissais pour la premières fois dans des draps fraîchement changés et tendus. Mais bientôt nous reprendrons la « route ».

caravane chameau bactriane

Ces hommes semblent venus d’ailleurs. Ils communiquent avec l’horizon, le mouvement du ciel et de la terre. Peut-on dompter un milieu plus hostile que celui-ci ? Il faut être né sur ces terres pour y entrevoir l’interstice d’un moyen d’y survivre. Le nomade prend son temps. Il respire le vent, l’écoute et observe la manière avec laquelle le sable se soulève après son passage sur les dunes. Les dunes. En forme de croissants, elles se déforment, s’effacent puis se reforment plus loin comme si nous assistions au silencieux mouvement musculaire de la Terre. Pourtant, devant tant d’hostilité, face à une couverture de sables en perpétuel mouvement, nous sommes davantage tentés d’imaginer qu’un monstre s’y tapit. L’arrête dorsale des dunes environnantes se déplace sous mes yeux et révèle sa présence, son omniprésence. Le monstre s’articule, serpente ou « reptile » inépuisablement autour de nous. Va-t-il mettre fin à nos jours ? Si ce n’est pas lui, le soleil s’en chargera sans peine.

caravanner-camels-stirton 47908 990x742

Il y a cette singulière impression, pourtant connue et toujours appréciable, au cours de laquelle le temps semble suspendu au petit matin. Il y fait bon. Les premiers rayons du soleil adoucissent la clarté d’un ciel encore pastel. À cette heure, le vent est encore une fraîche caresse sur mon visage. J’étire progressivement et quasi simultanément les différents muscles de mon corps. Il nous reste tant à parcourir et me dégourdir ne peut en aucun cas me faire de mal. Pendant ce temps, les hommes attèlent en silence leur monture. Un peu plus tard, l’un d’entre eux s’approche de moi, et malgré la difficulté de leur langue, j’en déduis qu’il souhaite s’assurer de mon état. Tout en acquiesçant de la tête, je lui réponds dans ma langue. Il me sourit et me propose son aide pour atteindre un sommet de dromadaire encore difficilement accessible pour moi. La tâche n’est jamais chose simple. En file indienne, la caravane s’élance et reprend sa lente progression.

J’ignore si je m’égare ou m’évade mais l’un et l’autre semblent se confondre. Je parlais de la « beauté de l’instant ». Il n’est finalement pas toujours évident de conserver une idée et d’en poursuivre l’ébauche.

p1010480 1

Pour reprendre un exemple, je me rappelle encore de cet enfant âgé d’une huitaine d’années. Mon allure poussiéreuse et les couleurs militaires qu’affiche mon sac à dos le laissent imaginer que je suis un vagabond américain. Ceci dit, étant donné mon refus à me considérer comme le docile citoyen d’une nation dont il m’est difficile d’en édifier les mérites, l’image d’un pseudo déserteur me plait assez. L’enfant se propose d’aider les gens à ranger leurs commissions dans le coffre de leur voiture en contrepartie d’une pièce ou deux. Je le regarde faire. Il semble dégourdi ce minot. La fermeture du magasin approche et il fait encore chaud et même très chaud. Après avoir échangé un peu, il sort en toute confiance et fièrement de sa poche les quelques pièces récoltées dans la journée. La barrière de la langue ne me permet pas non plus de comprendre la totalité de ce qu’il me dit mais j’en déduis qu’il se propose d’aller dépenser la moitié de sa misère dans l’achat de quelques glaces qu’il partagerait avec moi.
La « beauté de l’instant » se focalise dans une consternante invraisemblance : la générosité d’un enfant qui n’a rien et qui pourtant s’apprête à partager avec un inconnu beaucoup du peu qu’il a gagné. Comme si cela ne suffisait pas, il y ajoute un bouleversant sourire d’insouciance. Insouciance sur tout et sur l’avenir. Ce souvenir claque encore cette nuit ma mémoire.

La richesse est ailleurs. Si les dimensions et la beauté de la nature détrônent les plus puissants artifices jamais réalisés par l’homme cela me conduit à penser qu’un cœur suffisamment cultivé est en mesure de déprécier, d’une seule et simple attitude, toute fortune de ce monde. Je remercie la société pour m’avoir appris à lire, à compter et de m’avoir permis de me cultiver un minimum mais ma place est ailleurs. Je veux désapprendre sa façon de penser et de vivre. Je me vois chanceux de cette étrange présence qui me murmure d’aller chercher ailleurs quelque chose dont j’ignore encore l’existence. Je veux m’éloigner de ce milieu dans lequel le savoir acquis permet à l’homme d’être Quelqu’un alors qu’il s’éloigne d’un tout le monde dont il fait pourtant partie. Je veux gagner en savoir-être et me cultiver de ressources et d’expériences humaines.

Il se fait tard, je vais m’arrêter ici. Je poursuivrai plus tard. La suite risque d’être plus dérangeante.

Merci à celles et à ceux qui ont pris la peine de me lire !